Par André Couture - 1er avril 2014
Vers quelle réalité la mort nous conduit-elle? Voici une question fondamentale qui traverse probablement l’esprit de tous les humains. L’auteur retrace ici à grands traits les diverses conceptions de l’au-delà qui ont émergé au cours des siècles, et ce, à travers les grandes traditions spirituelles de l’humanité...?
À moins même de refuser de parler de la mort au nom d’un certain stoïcisme, l’être humain n’a d’autre choix, en se heurtant à cette réalité de la vie, que de la poser devant lui comme une question lancinante pour laquelle aucune réponse ne sera jamais satisfaisante. Même si une certaine science prétend parfois détenir les réponses, ce sont les religions qui ont été les premières à s’interroger à ce sujet. Comme personne d’entre les innombrables morts qui nous ont précédés n’est revenu témoigner de son expérience, ou que ceux qui disent l’avoir fait, comme Er de Pamphylie dans la République de Platon, n’apparaissent crédibles qu’à ceux qui sont d’avance convaincus, la mort reste forcément entourée d’images floues, de discours qualifiés de mythiques, variables selon les cultures. Mythe ne veut pas dire ici faux ou gratuit. Il s’agit de récits qui contiennent une réflexion embryonnaire sur la vie, l’amorce d’une conception de l’être humain, des considérations sur des valeurs jugées essentielles. Parler d’éternité, de permanence, d’immortalité, c’est aussi prendre conscience des limites qu’impose la vie mortelle, se rendre compte du caractère transitoire de la culture dans laquelle on vit.
L’au-delà de la mort?
Certains clichés, à peu près toujours les mêmes, servent à cerner le monde qui se profile à l’horizon de la vie, ou encore le ciel que l’on se construit à même la terre. On crée une image acceptable de cet autre monde en inversant les contraintes qui font partie d’un monde familier. On nie les barrières imposées par la diversité des langues en supposant que, dans l’au-delà, tous se comprendront sans effort. On nie les inégalités sociales en créant une nouvelle société de richesses accessibles à tous. On nie les spécificités masculines ou féminines en affirmant que les élus vivront nus sans éprouver les uns envers les autres le moindre désir. On nie les règles de la parenté en prétendant que le mariage n’existera plus : tous seront comme des anges dans le ciel. On nie la violence omniprésente en créant l’utopie d’une fraternité universelle où le lion vivra en paix avec l’agneau. Une société qui peine à trouver sa nourriture parle de l’au-delà comme d’un éternel festin. Les obligations qu’impose la société au plan de la sexualité se muent en un monde d’hommes disposant de vierges en nombre illimité.
… chez les Amérindiens
La conception d’un au-delà commence, dans la religion des Amérindiens wendats, par la croyance que l’être humain possède au moins deux principes psychiques ou âmes. L’une s’attache aux os du vivant, puis à ceux du cadavre jusqu’à ce qu’elle soit attirée par une autre femme qui l’enfante à nouveau. Cette sorte de réincarnation ne dépend pas de la qualité des actions individuelles; elle ne fait que garantir le renouvellement de la lignée et sa survivance. Une autre âme régit l’identité de chaque individu : elle accompagne le cadavre et poursuit son voyage par étapes successives jusqu’à ce qu’elle puisse, après la Fête des morts qui a lieu environ aux dix ans, rejoindre le Village des morts tout à l’ouest. On entretient ainsi l’image utopique d’une nation enfin réunie dans la paix.
… dans l’hindouisme
L’hindouisme parle de la mort comme d’une énigme. Selon la Katha Upanishad (environ quatre siècles avant notre ère), un brahmane en colère maudit son fils Naciketas et l’expédie au séjour des morts. Ce jour-là, Yama, le dieu des morts, est absent. Pour se faire pardonner trois journées d’attente, il accorde à son hôte trois faveurs. Comme troisième faveur, Naciketas demande des explications sur le grand combat. « L’homme continue-t-il à vivre après la mort? », demande-t-il. Se sentant finalement obligé de parler, Yama distingue dans l’être humain un double « soi » (âtman), celui qui s’appuie sur le désir de sécurité et de richesses, et celui qui est non né, permanent, qui n’est pas détruit quand le corps est détruit, le véritable maître du char qu’est le corps. Le sage regarde à l’intérieur de lui. Il refuse de se laisser dominer par les désirs extérieurs qui le conduiraient vers des mondes supérieurs encore limités. Lui seul atteint l’autre rive du voyage, ce lieu d’où l’on ne renaît plus. Cette vision de l’au-delà s’appuie encore ici sur une certaine conception de l’être humain. En termes classiques, on dit que l’individu se compose d’abord d’un corps grossier; ensuite d’un corps psychique, qui comprend la pensée, la mémoire, le moi; enfin, d’un soi spirituel (le véritable âtman), qui se situe au-delà de tout ce qui relève de la fantaisie. Les gens ordinaires, et ce sont la majorité des hindous, espèrent par-delà la mort une meilleure naissance. Seuls, les sages ne misent que sur la découverte de ce Soi véritable et la libération de toutes les existences, bonnes ou mauvaises.
… chez les bouddhistes
Le Bouddha s’est opposé, non pas à la conception hindoue de renaissances qui dépendent des conséquences d’actions bonnes ou mauvaises accumulées dans le psychisme, mais à celle d’un âtman spirituel. L’expérience ultime qu’il propose dépasse toute conceptualisation, y compris du but suprême. Le véritable bouddhiste doit se vider de la notion de Soi (âtman), comme de celle d’un Dieu suprême. Non pas parce que ce Soi ou ce Dieu n’existeraient pas (le bouddhisme n’est pas un athéisme), mais parce qu’il y a risque de s’accrocher à de tels concepts et de se laisser paralyser par eux. À toute forme de spéculation sur l’au-delà, le Bouddha préférait le silence, un silence qui témoigne d’une expérience de paix et de plénitude. Le nirvâna n’est pas un effet que l’on produit, un lieu que l’on atteint, mais littéralement une « extinction » de tous les désirs partiels, une lumière que l’on voit ou une expérience de paix que l’on fait.
On trouve dans l’hindouisme et le bouddhisme de nombreuses descriptions des mondes inférieurs, en particulier les naraka ou enfers, et des descriptions détaillées des supplices qui y attendent ceux qui agissent mal. Les renaissances les plus basses sont également des lieux de violence que doivent traverser à répétition ceux qui ne respectent pas les prescriptions de la loi. Même s’ils sont censés durer des milliers, voire des millions d’années, ces existences mauvaises ont une durée limitée, comme d’ailleurs les existences heureuses dans l’un ou l’autre ciel. C’est l’inexorable retour à des existences, bonnes ou mauvaises selon la qualité des vies vécues, qui s’oppose à la libération.
… pour les juifs
Le judaïsme ne tient pas non plus de longs discours sur la mort. Le domaine de l’outre-mort se dérobe au savoir de ses prophètes. Le shéol, que l’on compare à un puits profond ou à une fosse béante, rassemble des ombres dont Dieu semble avoir perdu le souvenir (Ps 88,4-8). Le livre de Daniel tient cependant un discours nouveau. Il promet un réveil pour le peuple tout entier, justes aussi bien qu’impies : « Beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle » (12,2). Dans le deuxième livre des Maccabées (un livre qui ne figure pas dans la Bible hébraïque, mais seulement dans sa version grecque), il est question d’un Dieu qui ressuscite ceux qui témoignent de leur foi (2 M 7,9-14). Mais la résurrection était un point de vue minoritaire. Les pharisiens l’acceptaient, tandis que les sadducéens la refusaient. Quoi qu’il en soit, on remarquera que cette conception de la survie touche tout l’homme, corps et âme, et pas uniquement sa partie spirituelle. Le christianisme naissant semble avoir partagé la même croyance, avant de se laisser parfois influencer par la conception hellénistique d’une âme distincte du corps.
... pour les chrétiens
La mort, dans le christianisme, est un fait essentiellement négatif. Elle est le fruit du péché de l’homme, et est entrée dans le monde en raison de la faute du premier homme. C’est seulement grâce au Christ qu’il est possible d’être libéré de la mort et du scandale qu’elle suscite. Devant le corps de Lazare, Jésus a frémi et a supplié le Père de le préserver de la mort (Jn 11,33.38). Ce signe est en quelque sorte une annonce de sa victoire sur la mort. Par obéissance au Père et pour accomplir les Écritures, Jésus accepte la croix, même si cette mort physique pouvait avoir l’air d’un châtiment. Il a ensuite été ressuscité par Dieu son Père. Une telle mort est interprétée comme une ultime preuve d’amour de Dieu pour les humains qui pourront à sa suite passer de la mort à la vie et vivre à nouveau avec le Christ. Même quand le christianisme est tenté d’adopter une conception de l’âme spirituelle héritée de Platon, il maintient, contrairement à ce philosophe, que l’immortalité ne peut être qu’un don de Dieu. C’est ce Dieu qui donne à l’être humain le commencement de son existence et celui-ci existe aussi longtemps que Dieu veut qu’il existe. Sauf dans quelques courants marginaux, le christianisme dans son ensemble a toujours cru que les humains n’avaient qu’une seule existence. Évidemment, à cette conception de base se sont ajoutées diverses croyances, comme celle du purgatoire et de l’enfer. Dans ce contexte, l’enfer s’oppose à la résurrection et devient aussi éternel que la résurrection l’est.
… dans l’islam
L’islam hérite d’une conception de la mort qui se rapproche de celle du christianisme. Il y est question de résurrection, le souffle subtil de l’homme mourant avec le corps pour revivre avec lui. Le Coran répète en effet que, lors du grand anéantissement, les morts ressusciteront et seront convoqués à un grand jugement. L’étape la plus importante de ce jugement est la pesée des actes sur une balance. Les bons et les méchants seront alors répartis en deux groupes distincts. Les coupables ne pourront rien nier, tandis que les croyants seront emportés par la miséricorde de Dieu. Les uns seront condamnés à une existence de souffrance sans fin, les autres obtiendront une existence de plaisir également éternelle.
L’apport du Nouvel-âge
L’ésotérisme occidental, sous la forme qu’il a prise au XIXe siècle ou encore celle des spiritualités contemporaines dites du Nouvel-âge, construit son discours dans un contexte où la foi au progrès apparaît comme un dogme central. Alors que l’idée de progrès était jusque-là réservée au domaine physique, de nouveaux maîtres comme Allen Kardec (1804-1869), Helena Blavatsky (1831-1891), Papus (1865-1916) pensent que le progrès existe également au plan spirituel. Ils proposent une conception de la transmigration où l’âme ne peut jamais rétrograder dans des corps inférieurs d’humains ou d’animaux. Pour ne pas confondre cette notion avec celle de métempsycose, Kardec crée alors un néologisme, celui de « réincarnation », probablement vers 1855-1860. Alors que, dans l’hindouisme, l’âtman est un principe éternellement stable, ce sont maintenant les âmes ou les esprits qui évoluent et leur transformation dépend des actions accomplies. On suppose que ces âmes, au terme d’un vaste cycle temporel, retourneront à la source d’où elles ont été émises.
La religion : une conception de l’etre humain
Il serait à mon avis un peu court d’affirmer que ces diverses conceptions de la survie ne sont que des projections de l’inconscient ou des symboles de l’espérance humaine. Sans nier la part de vrai que recèlent ces interprétations, il me semble impossible de comprendre le discours sur l’au-delà sans également tenir compte des limites qu’impose chacune des conceptions de l’être humain. Les traditions religieuses s’inventent dans un contexte précis. Le mot « survie » ne veut pas dire la même chose quand ce sont des Wendats qui en parlent, des hindous, des bouddhistes, des chrétiens, ou des gens qui adhèrent à l’ésotérisme. Et chez les hindous, il faut distinguer les croyances de monsieur ou madame Tout-le-monde du discours de certains grands sages axé sur la libération. Il faut surtout nous rendre compte que nous ne projetons sur notre écran personnel que des images de l’au-delà, et que ces images varient avec le lieu culturel d’où s’effectue la projection, et les conceptions de l’être humain dont nous disposons.
Références
COUTURE, André. La réincarnation au-delà des idées reçues, Paris, Éditions de l’Atelier, 2000.
COUTURE, André. Sur la piste des dieux. Initiation à l’étude des religions, Montréal, Médiaspaul, 2e éd. révisée et augmentée, 2009.
Professeur titulaire à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec), André Couture est historien des religions, et plus particulièrement spécialiste des religions de l’Inde. Son enseignement et ses travaux portent sur l’hindouisme et le bouddhisme, les mythes entourant Krishna, les spiritualités contemporaines, les contacts entre les religions.